Les politiques contemporaines de traduction seraient-elles l’angle mort de la littérature belge?
Dans le contexte belge, il semblerait logique et évident d’attacher beaucoup d’importance à la traduction de la littérature belge d’expression française vers le néerlandais et de la littérature flamande vers le français. La réalité est cependant tout autre. Un enchevêtrement d’obstacles de différentes natures continue à bloquer les flux de traduction.
Dans un article rédigé en mars 2023 pour le quotidien flamand De Standaard, Tomas Vanheste, journaliste et rédacteur en chef adjoint de Septentrion et les plats pays, estime que «les Flamands et les francophones ne connaissent pas la culture de l’autre». Souvent constatés et/ou déplorés, ce «fossé culturel» et le manque d’interactions entre les deux communautés linguistiques se remarquent notamment dans le domaine de la littérature. Selon le journaliste et écrivain Pascal Verbeken: «De toutes les disciplines artistiques, c’est peut-être la littérature qui a le plus de mal à franchir la frontière linguistique, précisément parce que la question de la langue est si importante».
Si chacun et chacune est libre de s’intéresser à ce qui se passe de part et d’autre de la frontière linguistique, la connaissance mutuelle n’est pas exclusivement une question de bonne volonté. Aujourd’hui, si les compétences linguistiques sont en baisse, les Belges sont de plus en plus dépendants des traductions pour connaître les littératures respectives.
Or, publier un livre en traduction représente un investissement temporel et financier. Outre une sélection parmi un grand nombre de titres publiés, cela implique également l’acquisition des droits de traduction et la rémunération du traducteur ou de la traductrice. Qui plus est, les traductions ne peuvent pas toujours compter sur un succès similaire à celui des publications en langue originale. La viabilité économique des traductions dépend, finalement, des genres littéraires. Certains, comme la poésie, sont fortement tributaires de subventions. D’ailleurs, ces genres tendent à influencer les flux de traduction dans un marché du livre globalisé, caractérisé pour la Belgique par les rapports de force (inégaux) avec ses deux grands voisins, la France et les Pays-Bas, et leurs centres littéraires respectifs: Paris et Amsterdam.
© Tom Christiaens
L’intervention de politiques institutionnelles de traduction représente donc non seulement une nécessité économique, mais aussi un enjeu culturel et politique. Mais qu’en est-il lorsqu’un blocage institutionnel empêche de telles aides? Nous examinons ici la situation belge actuelle depuis 2013.
Répartition des compétences et blocage constitutionnel
Le cas des politiques de traduction rend visibles les limites induites par la structure fédérale de l’État belge et la répartition des compétences culturelles. Les différences structurelles des services responsables des aides à la traduction ont des conséquences sur les politiques et les flux de traduction en créant un déséquilibre entre communautés en matière de possibilités de financement.
Le principal service responsable des aides à la traduction en Belgique francophone est la Direction des lettres, qui fait partie de l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B). La Direction des lettres a notamment pour mission d’apporter une aide aux acteurs de la chaîne du livre, à la création, à la promotion et à la diffusion de la littérature francophone belge. Cela passe donc, entre autres, par différentes formes de subventions, dont l’aide à la traduction. Sommairement, cette aide financière soutient les éditeurs internationaux souhaitant traduire un livre francophone belge en langue étrangère.
La Direction des lettres, par son appartenance à l’administration de la FW-B, n’a cependant pas le droit de financer un opérateur culturel dont le siège social est situé en Flandre, tout comme la Communauté néerlandophone ne peut le faire pour des opérateurs belges francophones. Cette répartition exclusive des compétences culturelles entre les entités fédérées, encadrée par la Constitution (notamment l’article 127, paragraphe 2), a pour objectif d’éviter les ingérences culturelles entre les communautés. Dans le cadre de ses aides à la traduction, la Direction des lettres ne peut donc pas accorder de subventions à un éditeur belge néerlandophone pour traduire un ouvrage francophone belge en néerlandais, sous peine d’un potentiel recours à la Cour institutionnelle.
L’article constitutionnel visant l’intégrité culturelle et linguistique de chaque communauté bride désormais l’échange entre les deux communautés
Malgré cela, nous avons constaté lors de nos recherches que la Direction des lettres a subventionné, entre le début des années 1990 et la fin des années 2010, au moins une quinzaine de traductions de livres flamands. Selon Silvie Philippart de Foy, attachée à la diffusion internationale des littératures francophones, il s’avère que cette interdiction était méconnue des services concernés, jusqu’à une alerte par le service juridique interne.
Finalement, cet article constitutionnel visant l’intégrité culturelle et linguistique de chaque communauté bride désormais l’échange entre les deux communautés. Cela empêche également –à l’encontre d’un discours récurrent– un flux d’argent de la FW-B vers la Flandre.
De l’autre côté de la frontière linguistique, le statut spécifique de Literatuur Vlaanderen (ou Flanders Literature) lui permet de s’affranchir de cette interdiction et de subventionner des éditeurs ayant un siège social en FW-B. Fondé en 1999 par décret du Parlement flamand, cet organisme public sui generis est financé par les pouvoirs publics, mais profite d’une forme d’autonomie par rapport à ces derniers.
Sur base d’une solide politique internationale visant à promouvoir la littérature flamande, une de ses missions est de soutenir «la littérature néerlandophone et la traduction, de et vers le néerlandais, d’œuvres littéraires au sens large […]» Cela se fait notamment à travers diverses primes et bourses pour les traductions, dont peuvent bénéficier des traducteurs résidant en Belgique ou des éditeurs internationaux.
Le statut de Literatuur Vlaanderen lui permet de s’affranchir de l’interdiction et de subventionner des éditeurs ayant un siège social en FW-B
La politique de traduction menée par la FW-B et la Flandre présente une deuxième différence importante: celle de la répartition des fonds. Alors que la politique de traduction et de promotion internationale flamande est entièrement centralisée chez Literatuur Vlaanderen, ce n’est pas le cas à la FW-B. L’attachée à la diffusion internationale des littératures francophones de la Direction des lettres travaille très étroitement avec le service Lettres et Livre de Wallonie-Bruxelles International (WBI), l’organisme chargé des relations et de la politique internationale de Wallonie-Bruxelles.
Ce service, dans le cadre de sa mission de promotion des professionnels des lettres et du livre, octroie également aux éditeurs belges francophones des aides à l’extraduction et à l’intraduction pour acheter et vendre des droits de traduction. Cette répartition des budgets de traduction entre des services complexifie la compréhension et donc l’utilisation de ces aides pour les acteurs du monde du livre. De plus, les différences de structure et de statut créent un déséquilibre financier et soulèvent des questions de dépendance politique. Cela a notamment des répercussions sur les budgets et les stratégies en vigueur.
Les traductions intra-belges entre contraintes budgétaires et promotion internationale
L’argument constitutionnel est souvent mentionné par des acteurs institutionnels de la FW-B pour justifier l’absence de politique de traduction par rapport à la Flandre. D’autres arguments invoqués concernent les contraintes budgétaires et les stratégies de promotion. Ainsi, les moyens accordés par décret à Literatuur Vlaanderen pour les aides à la traduction sont plus de quatre fois plus élevés que ceux mis à disposition de la Direction des lettres (298 250 euros sur un total de 8,7 millions pour la première, versus 70 000 euros sur un total de 5,7 millions pour la seconde). Même si WBI débourse de son côté une somme importante pour la promotion internationale du livre (528 020 euros selon son bilan de 2022), ce montant est réparti sur l’ensemble de son secteur Lettres et livres.
Les moyens accordés à Literatuur Vlaanderen pour les aides à la traduction sont plus de quatre fois plus élevés que ceux mis à disposition de la Direction des lettres
Le budget est d’ailleurs une des raisons évoquées par la Direction des lettres pour ne pas proposer d’aides à la traduction vers le français, tandis que Literatuur Vlaanderen offre bel et bien des bourses aux traducteurs pour des traductions vers le néerlandais. Ainsi, un traducteur flamand peut obtenir une subvention de Literatuur Vlaanderen pour traduire une œuvre belge francophone en néerlandais, tandis qu’un traducteur francophone n’obtiendra pas de subventions de la Direction des lettres pour traduire une œuvre flamande en français.
Ce qui caractérise communément la politique des deux communautés est avant tout l’accent mis sur la promotion internationale de leurs lettres dans les diplomaties culturelles respectives. Cependant, des difficultés terminologiques institutionnelles existent dans le traitement des échanges littéraires intra-belges. En Belgique francophone, le nord du pays est considéré comme n’étant ni la FW-B, ni l’étranger. WBI, en raison de sa stratégie tournée vers l’international, ne finance pas les éditeurs francophones belges achetant des droits de traduction vers le français à des éditeurs internationaux si les droits concernent un livre d’un éditeur néerlandophone belge. Cela constitue donc un second blocage, lié cette fois à la définition stratégique des compétences.
En Belgique francophone, le nord du pays est considéré comme n’étant ni la FW-B, ni l’étranger
À l’inverse, Literatuur Vlaanderen a longtemps considéré la FW-B comme n’étant «pas immédiatement à l’étranger, mais tout de même un monde de différence». En 2019, Literatuur Vlaanderen admettait même que «jusqu’à récemment, la Communauté française constituait un angle mort». En résulte donc que le dialogue littéraire intra-belge se retrouve dépendant de deux politiques de traduction, à leur tour soumises aux contraintes des structures et des budgets des services littéraires.
Vers une politique intra-belge de traductions?
Les administrations francophones belges sont conscientes de ces obstacles et cherchent à faire bouger les choses. Des perspectives sont actuellement étudiées afin de surmonter structurellement le blocage et de permettre à la FW-B de financer la publication de traductions auprès des éditeurs flamands.
Le sujet a été porté par l’administration devant la Conférence interministérielle sur la culture, qui réunit les ministres fédéraux et communautaires sur cette matière ainsi que des acteurs-clés. Lors de la réunion d’avril 2023, un groupe de travail a été mandaté. Il a pour mission de «favoriser et soutenir les traductions d’ouvrages dans les langues des trois communautés, de même que les cessions de droits entre opérateurs des trois communautés». Ce groupe pourrait trouver des solutions, par exemple des accords de coopération afin de financer de façon croisée des traductions. Des collaborations sont également en cours entre la Direction des lettres et Literatuur Vlaanderen pour encourager les rencontres d’éditeurs, développer et renforcer des échanges intra-belges.
Terminons par un exemple concret de traduction qui montre une piste encourageante pour une véritable politique intra-belge de traduction. Pour la traduction en néerlandais du roman La Fin des abeilles (2022) de l’autrice francophone Caroline Lamarche, la traductrice flamande Katelijne De Vuyst a obtenu une bourse de Literatuur Vlaanderen, tandis que l’éditeur néerlandais Uitgeverij Vleugels a reçu une aide à la production de la part de la Direction de lettres. En d’autres termes, les deux communautés subventionnent ici la même traduction.
Si à terme la Direction des lettres pouvait soutenir des traductions vers le français en accordant une bourse de travail aux traducteurs belges francophones, cela pourrait également se faire dans le sens de traduction inverse: Literatuur Vlaanderen accorde une bourse de production à un éditeur francophone, et la Direction des lettres au traducteur. En outre, si le blocage constitutionnel était résolu, ce croisement pourrait également se faire avec les maisons d’édition flamandes. Ainsi, non seulement les traducteurs et l’édition belge verraient leurs rapports de force avec leurs voisins quelque peu corrigés, mais cela contribuerait également à une meilleure connaissance mutuelle.